Le goémon ? un tapis visqueux, glissant, qui vous fait craindre la chute sur les rochers ! une épaisse résille flottant entre deux eaux pour gâcher votre baignade ! ou bien encore des amas putrides sur la grève ! Autant d’occasions de pester contre le goémon alors que les riverains d’autrefois allaient jusqu’à se battre pour cette manne et que des industriels la convoitèrent !
A Névez, même si le goémon était sur toute la côte et la rive droite de l’Aven, des conditions naturelles favorables firent de Raguénès un secteur particulièrement prisé pour la récolte et l’exploitation du goémon.
La récolte du goémon
Pors Kercanic : une nasse à goémon. De nos jours, il n’est pas rare d’apercevoir sur la petite plage de Pors Kercanic un riverain affairé à charger du goémon pour amender la terre de son potager. Un panonceau informe le randonneur qui emprunte la portion du GR34 en surplomb que cette crique entre Dourveil et Raguénès fonctionne comme un « piège à goémon » qui donnait lieu autrefois à une récolte collective ; placé en regard, un tableau d’André Jolly, Les Goémoniers (1908), témoigne de cette activité d’antan.
Cette scène de genre montre la drôle de pêche à pied qui anima l’endroit jusque dans les années 1950. Le goémon arraché par les flots et rejeté sur le rivage servait à amender les champs ; un usage ancestral fixé par le droit. Les cultivateurs et les marins qui avaient un lopin de terre s’unissaient pour cette récolte des plus laborieuses.
André Jolly – les Goémoniers (94 x 54 – Musée de Pont-Aven
Le tableau fourmille de personnages… on en compte une cinquantaine, à peu près autant de femmes que d’hommes (soit dix à douze familles). Les femmes sont pour la plupart coiffées du capot de travail, les hommes du béret de marin à l’exception de quelques cultivateurs qui arborent le chapeau à rubans. Les uns s’activent depuis une plate-forme rocheuse à mi-hauteur, les autres depuis la grève ; pieds nus ou en sabots.
Parfois entrés dans l’eau jusqu’à mi-cuisse, les hommes profitent de la marée montante pour haler des paquets de goémon au moyen de longs filins terminés par des crocs tandis que les femmes outillées de fourches en bois à deux dents en font des tas. La récolte se trouve ainsi répartie.
Le goémon sur des civières ! La scène montre également une étape de la récolte souvent escamotée par les peintres et les photographes : le portage du goémon au moyen de civières à traverses. C’est ici l’affaire des femmes. Quelle corvée, d’autant que le site de Pors Kercanic est escarpé et que la falaise n’avait pas encore été entaillée par la rampe d’accès que l’on connaît aujourd’hui ! Ce jour-là, l’espace sablonneux fortement réduit par la marée montante n’aurait de toute façon pas permis de manœuvrer avec des chevaux de trait attelés à des charrettes.
En direction de Raguénès, il existait deux autres sites de récolte : Beg Foz et Pourdu. Le goémon échouait en effet au pied de l’actuel enrochement du parking de la cale de Raguénès ; cet aménagement des années 70 a fait disparaître un accès que Marie-Josée Guillou (petite-fille des boulangers installés à Raguénès en 1908 et fille de Pierre qui va transformer le commerce familial en hôtel-restaurant « Chez Pierre » dans les années 1950.) décrit comme une volée de marches taillées dans la roche.
A Raguénès, l’accès au rivage était plus facile. Des attelages composés suivant le cheptel des cultivateurs y descendaient à marée basse : une paire de bœufs ou même de vaches encadrant le timon et un ou deux chevaux en tête étaient un assemblage mixte courant.
Parmi ses souvenirs de jeunesse liés à la ferme familiale de Kerrouz, notre doyen Armand Salomon (centenaire en 2020 !) évoque ainsi des expéditions jusqu’à l’île Raguénès pour des charretées de goémon d’échouage. Il se rappelle que cultivateurs et marins s’entraidaient : « Les pêcheurs comme le père de Jean Sellin (le mari de Simone) ou Marrec de l’île donnaient un coup de main, en particulier pour remonter la côte. En contrepartie, on apportait à Marrec une charretée de litière car il n’avait pas de paille sur l’île pour ses vaches ».
Aujourd’hui encore, le goémon drossé sur le secteur de Raguénès se compose pour beaucoup de grandes algues brunes dont le thalle se découpe en lanières : les laminaires arrachées aux « champs » sous-marins des Glénan. Goémon d’échouage abondant et plutôt accessible : de quoi expliquer l’attrait du site.
D’étranges meules. Après la récolte, venait le séchage. Une fois remonté, le goémon était étalé aux alentours immédiats, sur les dunes dont le sol sablonneux n’est pas rétenteur d’eau. Le tapis d’algues était remué à plusieurs reprises durant la journée avant d’être mis en tas pour éviter l’humidité nocturne ; ces opérations destinées à empêcher le pourrissement étaient renouvelées pendant trois ou quatre jours puis la récolte montée en meules dans l’attente des labours de printemps.
Les aires de séchage étaient des étendues de faible valeur agricole occupées de manière ancestrale et communautaire puis devenues propriétés communales à la Révolution.
« Dans les cinq départements de la cydevant province de Bretagne, les terres actuellement vaines et vagues et connues sous le nom de commun, frost, frostages, franchises, jalois, etc, appartiennent exclusivement aux communes » (loi du 28 août 1792 confirmée le 10 juin 1793).
Les communes de Névez et Trégunc avaient ainsi leurs paluds ou paludou pour faire pâturer les bêtes ou sécher le goémon.
Les paludou de Raguénès. Le plan du cadastre napoléonien (1832) délimite deux parcelles à usage de pâtures dans la section G de Raguénès. Au sud-ouest, la plus vaste (numérotée 510) est signalée comme un paysage dunaire ; la seconde (473) environne l’arc de cercle du « fort ». Les villages environnants – Kerancan bihan, Kerancan bras, Kerguillaouet et Kerchastalen – y exerçaient leur droit de frostage.
Cette occupation « continue et non interrompue, paisible, publique et non équivoque » – en termes de droit civil – permit à chaque famille de devenir finalement propriétaire de sa parcelle par usage (« usucapion »). Un jugement intervint en 1898 pour attribuer les lots, régler les contentieux et fixer les servitudes dans l’attente des titres de propriété.
L’ancien palud 510 G du palud de Raguénès est devenu un quartier résidentiel ; si les mares à grenouilles ont été asséchées, quelques jardins présentent encore les ondulations des dunes d’autrefois et le nom des rues rappelle le paysage de naguère : rue du palud, hent sabl (le chemin de sable)…
Un engrais à bon compte. Pour autant, aucun villageois du secteur de Raguénès n’a jamais été recensé comme goémonier, métier autrefois répandu dans le Léon du Finistère nord. Les habitants étaient avant tout cultivateurs ou marins-pêcheurs. La récolte du goémon était pourtant nécessaire.
En effet, la faible importance du cheptel dans les petites fermes du coin ne permettait pas de produire suffisamment de fumier et les fertilisants industriels vendus par les négociants coûtaient trop cher pour ces modestes cultivateurs.
L’usage des engrais industriels n’était d’ailleurs pas plus répandu dans les grosses fermes de l’intérieur de la commune. La ferme de Kerrouz évoquée plus haut envoyait ainsi des attelages non seulement à Raguénès pour le goémon mais aussi à Port-Manec’h pour le sable, autre amendement recherché.
Aussi sur la rive droite de l’Aven.
Jusqu’au milieu du XXème siècle, le goémon assimilé à une épave (c’est le sens premier du mot varech), c’est-à-dire qui appartient au premier qui s’en empare, permettait ainsi un engrais à bon compte pour les fermes riveraines comme pour celles de l’intérieur.
Autant dire que c’était une ressource précieuse dont la récolte était très réglementée.
Colbert s’en mêle.
Première loi sur le goémon. L’ordonnance de Colbert sur la Marine (1681), texte fondateur du droit maritime, a pour titre X de son édition spéciale pour la Bretagne (1685) : « De la coupe du varech ou vraicq, sart ou gouesmon ».
La meilleure preuve du soin apporté à la rédaction de ce code est que face aux interminables litiges opposant Névez et Trégunc pour le goémon, l’administration des différents régimes s’y réfèrera constamment jusqu’au milieu du XIXème siècle !
Goémon ou varech ? Il est question du « varech ou vraicq, sart ou gouesmon » : autant d’appellations régionales pour désigner les algues (nom savant). Le terme de sart est employé en Aunis, Poitou et Saintonge. Passé du norrois au normand à l’époque médiévale, le nom varech a longtemps désigné une épave ; on comprend aisément le glissement de sens pour englober les algues rejetées par les flots et considérées comme fortune de mer. Quant au goémon d’origine celtique, il désigne un mélange d’algues où dominent fucus et laminaires aussi bien que l’engrais que l’on en fait. Ces nuances se sont diluées pour faire du varech normand et du goémon breton des termes généraux équivalents.
Mais c’est oublier que les Névéziens disaient [beïn] – écrit « bezhin »…
Goémon épave, de rive et de fond. L’ordonnance de Colbert est le premier texte législatif à établir une distinction qui perdurera dans les grandes lignes jusqu’aux amendements de 1852, 1868 et 1890 entre :
• goémon épave : flottant ou échoué ; toute personne, d’une commune riveraine ou non, peut le « cueillir » de jour comme de nuit, toute l’année.
Goémon épave à Pors Kercanic
• goémon de rive : sur le rocher, de type fucus ; coupe réservée aux habitants de la paroisse/commune «bordière » ; période fixée par arrêté municipal (coupe interdite de nuit) ; transport et vente aux « forains » (ou étrangers à la paroisse/commune) interdits.
1868 : autorisation de la vente aux forains
1890 : les propriétaires non domiciliés dans la commune mais qui y possèdent au moins 5 ares de terre sont autorisés à la coupe
• goémon de fond : «poussant en mer », de type laminaire ; d’abord libre d’accès.
1852 : « goémons qui, tenant aux fonds et aux rochers ne peuvent être atteints de pied sec aux basses mers d’équinoxe » ; réservés aux inscrits maritimes (possédant un bateau et un rôle d’équipage)
1868 : « de pied sec » devient « de pied » : le « détail » est d’importance ! Cette modification vient favoriser le cultivateur au détriment de l’inscrit maritime : des rochers inaccessibles à pied sec le deviennent à pied !
L’outillage lui-même se devait d’être réglementaire : le croc / krok pour le goémon d’épave ; la faucille pour la coupe devenant guillotine une fois munie d’un manche de plusieurs mètres pour faucher les laminaires depuis les bateaux.
Intermède révolutionnaire. La récolte du goémon fut carrément interdite pendant une partie de la Révolution sur proposition de Jean-Baptiste Le Carpentier, alors député de la Convention (1793). Engagé contre l’armée vendéenne puis chargé de la chasse aux suspects, il craignait que cette activité ne fût un prétexte pour entrer en communication avec des émigrés et des espions anglais. L’archipel des Glénan fit exception, comme toutes les îles.
Le principe d’équité. Suivant l’ordonnance de Colbert qui pose le principe d’une juste répartition de la manne goémonière et en vertu d’usages ancestraux, il semble que les villages de Névez étaient parvenus à s’entendre.
En revanche, le goémon continua d’être un sujet de discorde avec les voisins de Trégunc ; les querelles se poursuivirent au XIXème siècle et jusque dans les années 1920. Les maires eurent le plus grand mal à faire respecter la loi et empêcher les rixes : le moindre arrêté semblait favoriser les uns au détriment des autres.
Notre bout de côte n’avait cependant pas l’apanage de ces litiges et affrontements ! Pays bigouden, pays pagan, etc… toutes les côtes à goémon connaissaient les mêmes difficultés ! Sans oublier celles à sart et à varech…
L’exploitation industrielle du goémon.
Tandis que le goémon continuait d’être utilisé de manière traditionnelle pour amender les champs, les industriels allaient successivement produire de la soude, de l’iode puis des algines et des carraghénanes(1) à partir des plantes marines. A Névez, ils s’en tiendront à deux fours à goémon maçonnés et une usine d’iode, en procurant cependant aux riverains une appréciable source de revenus complémentaires.
Du goémon à la soude. Du Moyen-âge à la fin du XVIIIème siècle, le goémon transformé en soude par brûlage a d’abord alimenté les verreries. Les verriers utilisaient ce carbonate de sodium comme « fondant », pour abaisser le point de fusion de la silice et faire des économies de combustible. Le verre ainsi obtenu, de couleur verte à cause des impuretés, servait surtout à fabriquer les bouteilles de vin.
Il n’a existé aucune verrerie sur notre côte – ni à Névez ni à Trégunc – même si la soude des Glénan obtenue à partir de « fourneaux » creusés dans le sol à la fin de l’Ancien Régime alimentait la verrerie morbihannaise du Kernével à Ploemeur (aujourd’hui Larmor-Plage) (de 1775 à 1811) puis un autre établissement au Havre (à partir de 1784).
Henri Moret – Bateaux de goémon devant Raguénès 1896
De la soude à l’iode. Alors que la soude naturelle était concurrencée par des procédés de synthèse, la découverte de l’iode survient à point nommé en 1811. Vive la « sérendipité » ! Comme il travaille sur des cendres de goémon comme salpêtrier, à fabriquer de la poudre à canon pour les armées de Napoléon, Bernard Courtois remarque un résidu cristallisé noir violacé. Son continuateur Gay-Lussac baptise « iode » (du grec ioeides qui signifie violet) ce nouvel élément dont la sublimation dégage des volutes aussi irritantes que joliment colorées ! Les propriétés thérapeutiques de l’iode pressenties par Courtois sont confirmées.
Essor de l’industrie du goémon. En 1829 au Conquet, François-Benoît Tissier tente l’aventure industrielle ; il fait fortune ! L’impulsion est donnée : une nouvelle industrie essaime sur tout le littoral breton ainsi que sur les côtes normandes.
Certaines de ces installations sont d’ailleurs improprement appelées « usines d’iode » alors qu’elles fabriquent de la soude ou d’autres produits destinés aux usines d’iode.
Les débouchés de cette filière ? Somme toute restreints au XIXème siècle : essentiellement la médecine et la pharmacie pour les vertus antiseptiques de la teinture d’iode puis la photographie qui nécessite des iodures d’argent. L’offre dépasse la demande sauf pendant les conflits mondiaux du XXème siècle : le produit résistant au gel s’avèrera indispensable sur le front de l’Est pendant la Seconde Guerre mondiale.
Névez comptera d’abord deux fours à goémon maçonnés, semblables à celui des Glénan, construit en 1874 sur l’île du Loc’h par le baron Fortuné Halna du Fretay (dont l’œuvre remarquable fut plutôt le vivier de Saint-Nicolas). Puis une usine d’iode de petite capacité sera installée à Dourveil. Le goémon livré aux usines devient une source de revenus pour les cultivateurs et les marins.
L’or brun des laminaires. Dans la seconde moitié du XIXème siècle, l’exploitation industrielle du goémon change profondément la donne.
D’abord, l’industrie de l’iode exclut le goémon épave mêlé de sable (réservé à l’amendement par un décret de 1868) pour exiger du goémon de rive et de fond. Les laminaires, si abondantes des Glénan à nos grèves, sont particulièrement riches en iode ! De quoi bouleverser les pratiques locales : les Névéziens qui se contentaient souvent de récolter le goémon épave destiné aux champs vont s’adonner à la coupe pour répondre aux besoins considérables des usines.
Une règlementation plus stricte s’élabore aux différents niveaux administratifs. Les arrêtés municipaux se multiplient à partir du décret-loi de janvier 1852 : le goémon de fond (les laminaires) est dorénavant réservé aux inscrits maritimes. Le peintre Henry Moret nous offre une représentation des embarcations en partie dégréées pour faire place à des meules de goémon et dirigées à la perche à l’approche du rivage.
Les engrais de mer et l’industrie chimique développent le cabotage : sable, maërl, goémon, soude…
Le calendrier de la coupe. Il revient au maire de Névez d’encadrer la coupe du goémon prélevé sur les rochers, qui concerne aussi bien les rives de l’Aven (la cale de Port-Manec’h aurait d’ailleurs été construite pour faciliter la remontée des charrettes).
Si les arrêtés témoignent du souci constant de l’ordre public, ils laissent place à une préoccupation grandissante : la préservation de la ressource. Les pêcheurs, persuadés que les champs d’algues servent de frayères, s’inquiètent. La coupe est ainsi interdite « avant le lever et après le coucher du soleil » et ne s’effectue « qu’une fois par an », « du 1er au 15 octobre sur les rives de l’Aven et du 1er janvier au 1er février sur le reste du littoral » (arrêté municipal du 4 septembre 1854).
Les « syndics » pourtant mentionnés par Colbert et tant réclamés par nos édiles font enfin leur apparition pour des missions de surveillance et de maintien de l’ordre. A Névez, une vingtaine d’hommes de la commune sont nommés. L’enjeu est d’importance : chacun est autorisé à brûler du goémon pour obtenir de la soude et à la vendre directement aux usines.
Brûlage de goémon à Trévignon en 1912 (Ouest-France)
Les « pains de soude ». Pour le brûlage, des tranchées longues de 6 à 8 mètres et larges de 50 à 60 centimètres étaient creusées dans le sol, avec le fond et les parois garnis de pierres plates. Un feu était allumé tout du long du « fourneau »; on y jetait peu à peu des couches de goémon qui se consumaient en dégageant une épaisse fumée âcre pour ne laisser qu’une masse visqueuse. Il fallait des bras vigoureux pour remuer longuement.
Pour faciliter le démoulage et le transport, des pierres étaient placées à la verticale tous les 50 à 60 centimètres de façon à créer des compartiments dans lesquels la soude durcissait en refroidissant ; le produit obtenu présentait une teinte grise et un aspect poreux. Les « pains de soude » étaient alors prêts à leur emploi industriel, payés suivant leur teneur en iode.
Four à goémon sur la dune bretonne
L’industrie du goémon à Raguénès. Ne cherchez pas !
Dans le secteur de Raguénès (comme sur le reste de la commune), aucun fossé à soude ne subsiste ; ceux de Beg Foz, enclavés sur une propriété privée, furent démantelés dans les années 60. Mais les pratiques locales n’ont-elles pas limité ce type d’ouvrage ?
Les riverains livraient souvent directement leur récolte de goémon séché aux usines. Une demande courante vers 1920 : certains industriels préféraient fabriquer la soude eux-mêmes pour s’assurer de sa teneur en iode. En effet, des récoltants s’entêtaient à présenter des pains de soude lisses et réguliers grâce à une combustion très vive ; mais ces blocs avaient ainsi perdu de leur valeur industrielle car les iodures sont très volatils à des températures élevées. Les deux fours bâtis sur l’île Raguénès ont ainsi brûlé du goémon pour alimenter en soude l’usine d’iode de Penloc’h de Trégunc.
Chez nos voisins, à Trégunc comme à Concarneau, des anciens évoquent des foyers allumés à même des plates-formes rocheuses comme en attestent des traces rougeâtres. Qui sait si cette pratique n’existait pas sur notre commune ? Pour voir un fossé à soude, il vous faudra voguer jusqu’aux Glénan…
Des fumées méphitiques. Les riverains de Névez ont d’ailleurs protesté contre les « fourneaux » à ciel ouvert des Glénan dès leur première mise en service vers 1770. Quoiqu’installés loin des populations, les ateliers de brûlage de l’archipel et leurs irritantes fumées pestilentielles ont été d’emblée accusés de tous les maux : gêne pour la navigation, récoltes gâtées, bétail malade, disparition périodique de la sardine.
En 1802, une délégation concarnoise composée de maîtres de chaloupes se fait le porte-parole des pêcheurs mais aussi des cultivateurs des communes environnantes : « Cette pêche (à la sardine)[…] est sur le point de manquer […].Le plus grand et le plus nuisible (entrave journalier) est la fumée de gouesmon. Des citoyens du Calvados en brûlent dans ce moment, aussi n’y a-t-il pas un seul poisson dans la baye […].Les habitants de Trégunc, Névez, Lanriec et le Bas-Fouesnant se plaignent également que cette fumée nuit à la récolte et aux bêtes ». Les ateliers des Glénan et leurs soudiers normands sont clairement visés.
Mais cette pétition restera lettre-morte sous l’influence du procureur de l’Amirauté, Kernafflen de Kergos devenu le citoyen Kergos. Ce dernier n’avait-il pas acquis Penfret en 1790 puis le reste de l’archipel avec le projet de développer économiquement ces îles ? La production de soude l’avait immédiatement intéressé.
Au fil du temps, l’autorité préfectorale prendra cependant davantage en compte les récriminations des gens de la côte. C’est ainsi qu’en 1874, l’usine du Loc’h doit son permis de construire aux concessions de Halna du Fretay qui s’astreint notamment à éteindre son foyer chaque soir ; de plus, le four maçonné remplace avantageusement toutes les fosses à ciel ouvert et le conduit de cheminée élève les fumées.
Mais l’inquiétude des cultivateurs de Névez comme ceux de Trégunc est à son comble lorsqu’à la même époque, deux industriels morbihannais achètent l’île Raguénès pour y implanter des fours à goémon sur le modèle de ceux du Loc’h : encore plus de fumées ! A vrai dire, les fermiers craignent de manquer d’engrais… Ce tollé eut-il un impact sur le projet initial ?
Quelques vestiges. La commune de Névez n’a finalement compté que deux installations de petite capacité, la première sur l’île Raguénès (fours à goémon), l’autre – plus tardive – à Dourveil (usine à soude/iode).
Mais c’est en vain que vous rechercheriez de hautes cheminées dans le paysage : à la fin de l’Occupation, les soldats allemands abattirent celles de l’île tandis que l’usine de Dourveil mise en vente en 1930 était déjà à l’état de ruines lorsqu’elle trouva enfin preneur sept ans plus tard. Vous vous contenteriez des vestiges ? Sur l’île Raguénès, les deux fours décapités s’enveloppent peu à peu d’une couverture végétale tandis qu’au village de Kercanic les murs d’un appentis témoignent du démantèlement de l’usine de Dourveil par le réemploi de pierres de granit noircies là-bas par la fournaise.
Le bâtiment était situé à peu près à l’emplacement des actuelles toilettes publiques de la plage de Dourveil, « donnant du nord, pour partie, sur Sellin de Kercanic, du sud sur terrain maritime et du couchant, pour partie, sur le ruisseau de Dourveil et du terrain dépendant de la commune de Trégunc » (annonce de la vente par voie de presse locale en 1930). Les installations, d’un seul tenant, avaient été mises en service dans les années 20.
Le descriptif livre des informations sur la surface, la disposition des lieux et le matériel utilisé :
« 1° bâtiment construit en bois à usage de laboratoire ; 2° bâtiment avec charpente en fer, couvert en tôle, servant d’atelier, ayant four ; 3° au couchant de ce bâtiment, un massif de maçonnerie, sur lequel sont établies 10 cuves en tôle, 2 chaudières en tôle, une grue à bras ; 4° autre bâtiment servant d’atelier, de même construction que le précédent, auquel est adossé un appentis ; 5° dans ce bâtiment, un four avec 4 cuves émaillées ; 6° un terrain sablonneux d’une contenance environ de 75 ares, fonds sous édifices compris ». Aucune mention de cheminée.
En revanche, amusez-vous à scruter les tableaux représentant le site de Raguénès autrefois comme les cartes postales éditées notamment à partir de photographies de la maison Villard : la double silhouette des cheminées de l’île s’y découpe bien souvent dans le lointain. Une vue des années 1920 offre même un premier plan sur l’un des fours encore coiffé de sa cheminée.
Un industriel sur l’île Raguénès. L’île Raguénès et la batterie lui faisant face sur la côte sont acquis en 1872 par la Société A.Ouizille et Compagnie, conjointement avec Charles Morio. Les deux fours à goémon entrent en activité en 1875.
Ancrée au port du Kernével à partir d’une conserverie, la famille Ouizille était alors en train de bâtir un groupe industriel et de marquer le paysage balnéaire par ses villas remarquables (le fameux «Château des sardines» de Larmor-Plage). Quant au Vannetais Charles Morio, il était l’expert du tandem, formé à la pharmacie et devenu «fabricant de produits chimiques». Lorsque la société Ouizille revend l’île en 1890 au prix de 4500 francs, l’acte de vente ne mentionne étonnamment aucune installation industrielle ; les seuls immeubles évoqués sont « les édifices construits par Jean Marrec en vertu d’un bail passé en 1850 ».
Pour la période suivante, nous ne disposons que d’un nom à mettre en relation avec l’activité chimique sur l’île Raguénès : Francis Le Bihan, un parent des futurs hôteliers du Raguénès-Plage. Il est en effet recensé en 1901 comme négociant en soude, un métier qu’il exerça peu de temps. Marin avant tout, il reprit la mer ; son navire de retour de Swansea avec une cargaison de charbon fut canonné par un sous-marin allemand en 1917.
Les ingénieurs du pays bigouden. Dans les années 1920, la production d’iode amena sur Névez et Trégunc tout un groupe de population venu de la région de Pont-l’Abbé où existait également une industrie du goémon.
L’usine de Dourveil était la propriété de l’ingénieur chimiste Jean-André Salomon de Saint-Sernin. Né en Gironde où son père avait été photographe, Jean-André Salomon avait d’abord entraîné la famille paternelle dans le pays bigouden où il allait diriger une usine au tournant des années 20 ; puis il s’installerait à Raguénès.
Mais les affaires tournèrent mal. Jean-André Salomon quitta Névez au bord de la faillite ; son beau-frère, André Normand, continua de produire de l’iode à l’usine de Penloc’h à Trégunc, des années 30 jusqu’à son jugement à la Libération. Les différents biens du couple Salomon de Saint-Sernin à Névez furent mis en vente en 1930 – dont l’établissement chimique de Dourveil proposé comme « une ancienne usine à soude » (et non à iode?) au prix de 100 000 francs.
Au bout de sept ans, ce qui restait de l’usine trouva finalement preneur en la personne d’un « littérateur » parisien, Henri Davoust. Ce poète, ancien directeur du journal des tranchées « Le Tord-boyau » et imprimeur, avait aussi tâté de l’immobilier comme de la pisciculture. Que fit-il de ces ruines qu’il acheta pour 1000 francs ? Sans doute pas grand-chose puisque les pierres furent réemployées à Kercanic.
Dans l’intervalle, l’usine de Dourveil continua de fonctionner sous la direction de Charles Le Bastard, ingénieur des Arts et Manufactures. Son père, un ancien garagiste lancé en politique, était devenu maire de Pont-l’Abbé sous l’étiquette S.F.I.O puis conseiller d’arrondissement. Le jeune homme avait pris pension au Raguénès-Plage où il est d’ailleurs recensé en 1931. Charles Le Bastard n’était pas dénué d’expérience puisqu’il avait auparavant dirigé l’usine de Produits chimiques marins de l’île d’Yeu. Il était malheureusement atteint d’une maladie aortique qui l’emporta comme il était seulement âgé de 33 ans. Lors de ses obsèques à Pont-l’Abbé (1933), on remarqua une importante délégation névézienne menée par le premier adjoint, le boulanger Jean-Marie Le Noac’h.
L’ogre chilien
La production. En l’absence de données chiffrées concernant les installations industrielles de Névez, il est cependant permis de leur rapporter un constat d’ensemble. En effet, la plupart des usines du littoral breton étaient de petites unités qui engageaient en fin de compte des quantités de matières premières considérables au regard de leur production. La question de la rentabilité se posait avant même l’arrivée de l’ogre chilien…
Les nitrates de Tarapacà. En 1821, de gigantesques gisements de nitrate avaient été découverts au Chili au point que l’industrie française de l’iode, à l’instar de ses concurrentes britannique et norvégienne, s’était vue dangereusement concurrencée dès 1868 par la Société nitratière de Tarapacà. Un compromis avait cependant été trouvé : autour du Chili reconnu comme prééminent, une réunion internationale de producteurs d’iode (ou Combinación) se constitua en cartel pour répartir des quotas nationaux périodiquement revus à partir de 1879. Grâce à cette entente, l’extraction de l’iode à partir des algues put continuer sur nos côtes.
Mais c’était sans compter sur des « outsiders » venus déréguler le marché : le Japon se mit à exporter en 1902, bientôt suivi de Java. Sans oublier les Etats-Unis… Devenus caducs, les accords internationaux sur l’iode furent supprimés en 1934. Concentration des entreprises, mesures protectionnistes, rien n’y fit : l’industrie française de l’iode déclina. A la veille de la Seconde Guerre mondiale, le prix de revient de l’iode français était 5 fois supérieur à celui de l’iode chilien ou javanais ! En France, la levée des barrières protectionnistes en 1955 sonna le glas.
Les recherches sur les alginates et les carraghénanes ouvrirent d’autres perspectives à l’industrie du goémon ; mais pas à Névez…
Dernières coupes. H. avait environ 15 ans et son certificat d’études en poche lorsque ses parents l’autorisèrent pour la première fois à participer à la coupe du goémon de rive à l’île Raguénès. C’était en 1951. Elle évoque une équipée villageoise qui tenait « plus de la distraction qu’autre chose : ça ne rapportait plus rien !». La veille du 1er avril (la date était respectée à cause des amendes), des guetteurs s’étaient rendus jusqu’au rivage pour une reconnaissance ; à leur retour, ils avaient lancé le cri de ralliement : « Bezhin ban aod ! » (« Goémon à la côte ! »).
A la ferme, on avait aiguisé les faucilles sur la meule, sorti les civières et préparé la charrette et le harnachement des chevaux. L’attelage avait été mené aux abords de l’île, jusqu’aux grands rochers plats que les familiers du site connaissent. Les parents, les deux filles et le commis étaient à la coupe. « En sabots ! Tu t’imagines ?». La corvée de civière était pour les parents et le commis. La sortie prit la tournure d’une leçon de choses lorsque la jeune fille, en retournant une roche, découvrit « une pieuvre ! » à son grand effroi. « Je me demandais ce que c’était… je n’avais jamais vu ça ! ».
Les moissonneurs avaient la marée montante pour signal de retour : « E-ma mor o tond d’à lae ! ». Le goémon fut étalé sur une parcelle de la ferme notamment dédiée à cet usage, entre la cale de Raguénès et Stang Dour, puis mis en tas avant d’être brûlé sur place par un voisin de Keroren qui mettait son expérience au service de qui voulait. Le brûlage ne se faisait pas pour autant dans un fossé, inexistant sur les terres en question. La soude obtenue fut livrée à l’usine de Penloc’h à Trégunc, la seule encore en activité dans le coin.
H… dit n’être en rien nostalgique de la vie laborieuse de cette époque. Ce fut la première et la dernière fois qu’elle prit part à la coupe du goémon : l’activité était en déclin.
Juliane Gohiec-Laureau
Remerciements à :
Marie-Josée Guillou, Nathalie Delliou, Christine Baranger, H., Armand Salomon, Daniel Le Feuvre, Pierre Daoudal, Rémy Volant, Arthur Hunaut.
Sources :
Marie-Jacqueline Desouches, La récolte du goémon et l’ordonnance de Marine, Annales de Bretagne, article,1972
Arthur Hunaut, Usages des engrais de mer au XIXème siècle sur le littoral breton, mémoire EHESS, 2019/2020
Ronald Crozier, La industria del yodo,1815-1915, Historia (Santiago),1993
Michel Guéguen et Louis-Pierre Lemaître, Le Cercle de mer,1981
Les amis du patrimoine de Trégunc, La récolte et le brûlage du goémon,2017/2018
Archives départementales du Finistère (archives notariales et registres de l’état civil)
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