Un établissement a contribué à l’essor de Névez comme station touristique et balnéaire : le Raguenès-Plage construit par la famille Laureau.
A Raguénez, sur la route qui mène à la cale, une vieille bâtisse décapitée mais encore flanquée d’une annexe, d’une longère et d’un puits interpelle les passants, à moins que l’on n’ait connu la dernière occupante des lieux, madame Lina Laborde née Le Donge, décédée fin 2016. Bien des estivants se rappellent lui avoir loué naguère une chambre pour un prix modique mais avec vue imprenable sur les îles.
Mais qui se souvient que cet ensemble de bâtiments fut d’abord l’hôtel Laureau ? Il faut se transporter au début du XXème siècle…
Georges Laureau et son épouse Amélie Le Bihan des Garennes achètent des parcelles de dune à des cultivateurs névéziens pour faire bâtir un hôtel dans le secteur de Raguénez, au lieu-dit Kerancan bras paludou. Ils arrivent de Port-Maria à Quiberon.
Sous la direction du patriarche, un ingénieur chimiste formé à la Sorbonne, toute la famille Laureau fabrique alors des engrais de mer et de l’iode dans le Morbihan ; à partir du traitement des algues, Jules Laureau a aussi breveté un procédé d’étanchéité utilisé lors du percement du métro sous la Seine.
Mais les activités industrielles de la famille périclitent tandis qu’on assiste à l’essor des stations balnéaires. Voilà qui donne au couple l’idée de se reconvertir dans l’hôtellerie.
Pourquoi dans ce coin du Finistère ?
Il faut d’abord savoir qu’Amélie est issue par sa mère d’une famille de notables de Pont-Aven : elle sait la région propice au tourisme avec son réseau de petites villes typiques peu à peu desservies par le chemin de fer et connaît la réussite de « la bonne hôtesse » Julia qui a ouvert une seconde annexe à Port-Manech ; d’autre part, un des frères d’Amélie habite Raguénez où il négocie une partie de la soude approvisionnant La Société des Goëmons (l’usine Laureau de Quiberon) avant d’y ouvrir un débit de boissons.
Tablant sur les attraits du site comme sur l’arrivée du train à Névez, Georges et Amélie s’installent à Raguénez en 1909 avec leurs trois enfants, Lucienne, Jean et René. Sans oublier l’absence de concurrence : ce qui deviendra l’imposant hôtel restaurant Chez Pierre n’est alors qu’une simple maison à usage de boulangerie et de café.
A Quiberon, l’ami et associé de Georges, Albert Arman- Caillavet, a racheté l’usine d’iode tandis que Jules Laureau et sa fille Emma (la sœur de Georges) continueront le traitement industriel des algues à Pont-l’Abbé puis à Larmor-Plage.
Hôtel Raguenès-Plage : le nom choisi par Amélie est peint sur le pignon en guise d’enseigne ; des avis paraissent dans la presse et des cartons publicitaires sont distribués. L’établissement est inauguré par un hôte de marque qui a fait le déplacement depuis sa villégiature quiberonnaise : Anatole France.
La famille Laureau a fait la connaissance de l’écrivain par l’intermédiaire du parrain des enfants, Albert Arman-Caillavet, personnage des plus pittoresques. Avec le consentement de son mari, Madame Caillavet est devenue la maîtresse et l’égérie d’Anatole France ; elle a fait de l’écrivain l’attraction de son salon de l’avenue Foch où le Tout-Paris défile.
Le Raguenès-Plage ne peut certes rivaliser avec le confort de l’imposant hôtel Penthièvre où l’écrivain descend lors de ses séjours à Quiberon mais il a sa clientèle. Depuis la route qui mène à la grève, l’arrivant découvre d’abord la haute maison à usage d’hôtel derrière son muret en pierres ; la façade est blanche et les fenêtres du rez-de-chaussée ont des volets percés d’un trèfle ; la terrasse couverte tournée vers les îles reste masquée à la vue ; en pénétrant dans la cour, on laisse à droite un puits et une longère qui abrite l’écurie au-dessus d’un vaste grenier ; la cuisine est adossée au mur nord du logis ; au fond, une petite construction sert de remise. Avec l’apparition des automobiles, ces dépendances deviendront des garages. L’annexe n’existe pas encore. L’hôtel est alimenté en eau par une citerne.
L’établissement de Georges Laureau et Amélie compte alors 18 chambres d’un confort sommaire, 9 à chaque étage. La maison assure sa publicité sur le fait que toutes ont vue sur mer ! Certains hôtes sont de passage, d’autres en pension ; des Parisiens, des étrangers – en majorité britanniques ; des représentants de commerce, des peintres, des adeptes des bains de mer. La famille loge au rez-de-chaussée qui comprend aussi la salle-à manger et l’office.
Le Raguenès-Plage se veut un établissement de type familial où chacun trouve à s’employer si bien que le recensement de 1911 ne mentionne qu’un garçon d’hôtel et une cuisinière, Jérôme Garrec et Marie-Anne Souffez.
Jean, l’un des fils, passionné d’automobiles et de mécanique, sait conduire depuis ses douze ans ; son père le charge bientôt d’aller au bourg de Névez chercher les clients venus par le train. Si les voyageurs ne s’étonnent d’abord pas d’être accueillis par un gamin, ils ne manquent pas de demander par la suite : « Mais où est le chauffeur ? ». Certains refuseront catégoriquement de monter, feront charger leurs bagages et poursuivront à pied pendant 4 kilomètres jusqu’à l’hôtel. Un souvenir qui amusait encore Jean Laureau lorsqu’il racontait cette anecdote à ses enfants.
L’établissement développe son service de restauration : d’abord limité aux seuls pensionnaires, la table s’ouvre bientôt à la clientèle locale. L’hôtel en vient à offrir un véritable restaurant. Georges Laureau devient aussi mareyeur, en cheville avec le premier restaurant de poissons et de fruits de mer de la capitale, la maison Prunier qui rachète le vivier de Saint-Nicolas aux Glénan dans les années 20.
Dans le hameau isolé qu’est alors Raguénez, l’hôtel sert de relais dans toutes sortes d’affaires : Georges Laureau fait ainsi office tantôt de garde-chasse tantôt d’agent immobilier en relation avec l’étude notariale de Trégunc. En 1917, après l’échouage au pied de l’île Raguénez d’un bateau de sauvetage transportant des naufragés norvégiens, l’alerte sera donnée en passant par l’hôtel. L’établissement dispose d’une voiture depuis 1914 et comptera en 1926 parmi les cinq premiers abonnements de Névez au téléphone.
Par ailleurs, Georges Laureau renoue avec ses habitudes quiberonnaises en se proposant de prendre part à l’organisation de festivités locales, souvent aux côtés du boulanger Jean-Marie Noac’h ; il n’hésite pas à donner de sa personne dans les épreuves sportives comme les courses cyclistes.
Comme les registres de l’hôtel ont disparu, il est difficile de mesurer l’incidence de la Grande Guerre sur la bonne marche de l’hôtel Raguenès-Plage mais la période est émaillée d’une succession de deuils au sein de la famille.
Le frère d’Amélie qui avait devancé le couple à Raguénez, François Le Bihan des Garennes dit Francis, disparaît ainsi en mer en 1917 après le canonnage de son navire par un sous-marin allemand ; la goélette Marie transportait du charbon de Swansea à Hennebont, constituant ainsi une cible stratégique pour l’ennemi. Le nom de ce proche figure sur le monument aux morts du cimetière de Névez.
En 1922, la direction de l’hôtel est bouleversée : Amélie décède à 51 ans, Georges Laureau se désintéresse de l’affaire et s’en ira pour une autre vie ; les enfants doivent prendre la relève. Mais c’est aussi l’heure du militaire pour les deux fils, Jean et René : leur sœur Lucienne, alors âgée de 23 ans, doit faire face à la situation. Déjà fiancée, elle précipite son mariage avec Ernest Douarinou qui appartient à une famille de commerçants concarnois (tailleurs et chapeliers) ; ensemble, Lucienne et Ernest font bâtir l’annexe, une aile perpendiculaire au corps de logis, qui vient augmenter la capacité de l’hôtel de 12 chambres réparties sur 2 niveaux et porter ainsi le total des chambres à 30 ; sous les cyprès, l’ancien préau de bois qui tenait lieu de terrasse à l’époque des parents est remplacé par une véranda abritant des couverts supplémentaires.
La clientèle étrangère apprécie l’accueil de Lucienne qui parle un bon anglais : ses parents l’avaient régulièrement envoyée à Londres pour des séjours linguistiques. René Laureau, après une formation à Concarneau, est pendant quelques années le chef du restaurant. Comme son père avant lui, il devient mareyeur, toujours en relation avec la maison prunier ; une partie de l’ancienne écurie du Raguenès-Plage est ainsi dédiée à la cuisson du bouquet expédié vers la capitale.
Quant à Jean Laureau, installé à Paris depuis son service militaire, il fait la publicité de l’établissement familial : c’est ainsi qu’Arlette Simon et Alexandre Stavisky feront un séjour à l’hôtel Raguenès ! Inutile de préciser que le public ignorait alors tout des escroqueries du « beau Sacha » !
De nombreux artistes sillonnent Raguénez et ses environs, inspirés par le site mais aussi par le quotidien des gens du coin et leurs activités comme la récolte du goémon. Des peintres, à commencer par André Jolly dont une gravure sur bois représente le Raguenès-Plage avec son annexe, à la manière d’une publicité ou Gaston Guignard qui laissera deux huiles sur bois pour s’acquitter d’un semestre de pension. Henry Vollet est mis à l’honneur dans les appartements privés comme sur les murs de l’hôtel avant même l’installation du peintre dans le voisinage de Keroren.
Sans oublier le passage de photographes dont les clichés sont pour certains édités sous forme de cartes postales en vente notamment à l’hôtel ; le second étage de la bâtisse sert de mirador pour certaines vues en direction de l’île Raguénez. Parmi le personnel employé lors de la période Laureau-Douarinou figurent les sœurs Floc’h ; Clémence travaille à l’hôtel pendant une dizaine d’années (26-36) ; quant à Marie, elle épousera un voisin de l’hôtel, René Marrec dont le père s’était illustré en 1917 en recueillant les naufragés échoués à l’île Raguénez.
La gestion du Raguenès-Plage par les enfants Laureau et leurs conjoints se poursuit jusqu’en 1937 ; l’hôtel est alors mis en vente et acheté par le docteur Laborde, un voisin déjà propriétaire du fortin de Raguénez. Mais la déclaration de guerre vient geler les projets ; des soldats allemands occupent l’hôtel.
A la suite du docteur Laborde, son fils Lucien devient propriétaire de l’hôtel qu’il met d’abord en gérance et dont il transformera la véranda. Lina Le Donge, une petite-fille de Francis Le Bihan, autrement dit une parente de la famille Laureau, deviendra madame Lucien Laborde.
C’est une autre page de l’histoire de l’hôtel Raguenès-Plage qui s’ouvre alors…
J.Gohiec-Laureau
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